Nicolas Machiavel
Nicolas Machiavel (1469–1527), secrétaire de la chancellerie florentine et témoin des guerres d’Italie, observe la chute de la République et conçoit une politique fondée sur la « vérité effective » des faits. Dans Le Prince (1513/1532), il théorise la virtù (énergie, ruse, audace) face à la fortuna, soutient qu’il vaut mieux être craint qu’aimé sans jamais susciter la haine, et préconise de bonnes lois appuyées par de bonnes armes (milice citoyenne plutôt que mercenaires). Les Discours sur Tite-Live (1531) célèbrent la république mixte, où les tumultes entre grands et peuple produisent des lois salutaires. L’Art de la guerre (1521) systématise l’idée d’une armée nationale ; les Histoires florentines (1525) et la comédie La Mandragore (1518) prolongent sa réflexion sur les mœurs et le pouvoir. Son apport : séparer analyse et morale privée pour fonder une science du politique centrée sur la nécessité, l’institution et la stabilité.
Secrétaire et diplomate de la république florentine (1498-1512), Machiavel négocie auprès de Louis XII, Maximilien et César Borgia, organise une milice citoyenne, puis est démis lors du retour des Médicis (1512), emprisonné et torturé (1513). Retiré à Sant’Andrea in Percussina, il rédige Le Prince (1513, publié en 1532), puis les Discours sur Tite-Live, L’Art de la guerre et les Histoires florentines.
Œuvres maîtresses
- Le Prince : manuel d’analyse du pouvoir « comme il est », dédié d’abord à Giuliano, puis à Laurent de Médicis ; publication posthume (1532).
- Discours sur la première décade de Tite-Live : défense d’une république vivante où la liberté naît des conflits civiques bien canalisés (réd. 1513-1519 ; publ. 1531).
- L’Art de la guerre (1521) : traité dialogué exaltant l’infanterie citoyenne et la discipline « romaine ».
- Histoires florentines (1520-1525) : commande médicéenne, vaste récit de la cité jusqu’à 1492, publié en 1532.
- La Mandragore (1518) : comédie mordante sur la corruption des mœurs et des institutions.
Concepts et thèses clés
- « Vérità effettuale » : au chap. 15 du Prince, Machiavel revendique la vérité effective des choses plutôt que les républiques imaginaires ; rupture méthodologique majeure avec le moralisme politique. Mieux vaut partir de ce que les hommes font que de ce qu’ils devraient faire.
- Virtù vs fortuna : la virtù est disposition flexible, audace et prudence qui domptent une fortuna capricieuse (analogie du fleuve, chap. 25).
- Lois et armes : « il ne peut y avoir de bonnes lois sans de bonnes armes » ; préférence nette pour des milices de citoyens, défiance envers mercenaires et auxiliaires (chap. 12-14 ; Art de la guerre).
- Conflits utiles : les tumulti entre grands et peuple, loin d’être des vices, engendrent « de bonnes lois et la liberté » (Discours I,4).
- Religion civile : non pas théologie, mais usage politique des croyances pour discipliner les citoyens et soutenir les institutions.
- République mixte et stabilité : admiration pour Rome et, en arrière-plan, pour Polybe (constitution mixte, cycles politiques) – un républicanisme de lois, milice et participation populaire.
Procédé, style et argumentaire
Machiavel écrit en vulgaire toscan, juxtapose maximes et exemples historiques, et préfère l’observation aux constructions normatives. Cette méthode empirique nourrit à la fois Le Prince (diagnostic du pouvoir) et les Discours (physiologie des républiques).
- Méthode historique et comparée : il raisonne par exemples (Romulus, Caton, César Borgia) et par contraste entre « imaginé » et « effectif ».
- Fondateur & “modes et ordres nouveaux” : les grands législateurs créent des institutions neuves, parfois par la force initiale, puis les stabilisent par des lois.
- Prudence “flexible” : le bon dirigeant sait varier du bien au mal selon la nécessité (necessità), sans s’y complaire.
Opposants et réception (XVIe–XVIIIe siècles)
Dès le XVIe siècle, l’ouvrage choque : l’édition romaine de 1559 de l’Index met toute l’œuvre de Machiavel à l’index ; l’anti-machiavélisme devient phénomène culturel. En 1576, le huguenot Innocent Gentillet publie le Discours… contre Machiavel (Anti-Machiavel), qui popularise l’image d’un Machiavel cynique et amorale. En 1589, Giovanni Botero, dans Della ragion di Stato, tente de réconcilier efficacité politique et morale chrétienne : matrice durable de la « raison d’État » anti-machiavélienne. Au XVIIIe siècle, Frédéric II (avec l’aide de Voltaire) publie son Anti-Machiavel (1740), réfutation monarchique de La Prince.
- Censure ecclésiastique : Le Prince figure dès 1559 à l’Index des livres interdits.
- Anti-Machiavel (1576), d’Innocent Gentillet : réquisitoire huguenot contre sa « doctrine » ; influence durable sur la réputation de Machiavel.
- Giovanni Botero, Della ragion di Stato (1589) : tente de fonder une « raison d’État » anti-machiavélienne et catholique.
- Francesco Guichardin(i), Considerazioni (c. 1530) : critique le recours de Machiavel aux exemples romains et sa confiance dans la participation populaire.
- Frédéric II (le Grand), Anti-Machiavel (1740, préfacé par Voltaire) : réfutation éclairée des maximes du Prince.
- Contre-lecture républicaine (Rousseau) : « Le Prince est le livre des républicains »—il dévoile aux peuples la logique des princes (Contrat social, III, 6).
Lectures favorables et réinterprétations
Rousseau renverse la doxa : « En feignant de donner des leçons aux rois, il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince est le livre des républicains. » (Du contrat social, III,6). Au XXe–XXIe siècles, Skinner, Pettit, Viroli et d’autres relisent Machiavel comme penseur néo-romain de la liberté comme non-domination et de la citoyenneté armée et vigilante.
Influences
- Auteurs antiques : Tite-Live (trame des Discours), Polybe (république mixte, vertu civique, cycles), Xénophon (modèles principiels Cyropédie, Hiéron) (économie de la ruse et de la discipline), historiens romains.
- Figures contemporaines : César Borgia (exemples de fondation et de cruauté « bien employée »), Savonarole (le « prophète désarmé »), papes guerriers et rois d’Italie.
- Expérience de gouvernement : missions diplomatiques, organisation d’une milice républicaine, renversements de régimes—autant de « cas » qui nourrissent ses analyses.
- Débats humanistes : échanges (et désaccords) avec Guichardin(i) ; cercles des Orti Oricellari (Rucellai).
- Cercles florentins : débats des Orti Oricellari (Rucellai, Buondelmonti) qui irriguent les Discours.
Quelques positions
1492, Expulsion des juifs d’espagne
Machiavel considère que l’expulsion des juifs d’espagne, en 1492, par la reine Isabelle la Catholique, est « un acte de bon gouvernement ».
1502, César Borgia
Le 18 août 1501 Machiavel est envoyé à Sienne pour déjouer les intrigues de César Borgia avec Pandolfo Petrucci. En 1502 il est envoyé en mission au camp de César Borgia, duc de Valentinois, alors en Romagne. Il admire chez lui l’association d’audace et de prudence, l’habile usage qu’il fait de la cruauté et de la fraude, sa confiance, sa volonté d’éviter les demi-mesures ainsi que l’emploi de troupes locales et l’administration rigoureuse des provinces conquises. Machiavel estimera plus tard, dans Le Prince, que la conduite de César Borgia dans la conquête des provinces, la création d’un nouvel Etat à partir d’éléments dispersés, et son traitement fes faux amis et des alliés douteux, était digne de recommandation et méritait d’être imitée scrupuleusement.
Héritage
Machiavel inaugure une science du politique sans fard : regarder la force, l’incertitude et l’institution comme telles, sans les dissoudre dans l’éthique privée—mais pour fonder des ordres stables, surtout républicains, capables d’encaisser la Fortune et les conflits. Les débats modernes (Skinner, Pocock, Viroli, Mansfield) prolongent cette lecture « néo-romaine » et républicaine.
Machiavel institue un tournant réaliste : séparer l’analyse des effets politiques de la morale privée, sans renoncer pour autant à la liberté républicaine qu’il célèbre dans les Discours. Cette tension — efficacité du pouvoir vs. santé des institutions — irrigue la pensée moderne, des traités de raison d’État aux théories néo-républicaines.