John Locke
Philosophe anglais majeur du courant empiriste et du libéralisme politique. Il a soutenu que la connaissance dérive de l'expérience sensible et de la réflexion plutôt que d'idées innées. En politique, il a formulé la théorie du contrat social et du droit naturel. Ses idées ont profondément influencé les Lumières, la Révolution américaine et les fondements du libéralisme moderne.
Biographie et contexte historique
Formation et influences
John Locke (1632-1704) naît à Wrington, dans le Somerset, dans une famille puritaine modérée. Son père, avocat et propriétaire terrien, participe à la guerre civile anglaise aux côtés des parlementaires. Cette expérience familiale marque profondément la pensée politique de Locke.
Locke entre au Christ Church College d’Oxford en 1652, où il étudie la médecine, les sciences naturelles et la philosophie. Il y découvre la philosophie cartésienne et s’intéresse particulièrement aux questions de méthode et de connaissance. Sa formation médicale l’amène à adopter une approche empirique et expérimentale qui influencera sa philosophie.
Contexte politique : la Glorieuse Révolution
La vie de Locke s’inscrit dans une période de profonds bouleversements politiques en Angleterre :
- Guerre civile anglaise (1642-1651) : Conflit entre le Parlement et la monarchie
- Restauration (1660) : Retour de la monarchie avec Charles II
- Glorieuse Révolution (1688) : Renversement de Jacques II et installation de Guillaume d’Orange
Ces événements influencent directement la pensée politique de Locke, qui développe sa théorie du contrat social en réaction aux excès de l’absolutisme monarchique.
Relations et influences intellectuelles
Locke entretient des relations importantes avec plusieurs figures marquantes :
- Anthony Ashley Cooper (Lord Shaftesbury) : Homme politique influent dont Locke devient le médecin et conseiller
- Robert Boyle : Chimiste et physicien, figure de la Royal Society
- Isaac Newton : Physicien et mathématicien, ami de Locke
Ces relations l’exposent aux développements scientifiques de son époque et influencent sa conception empiriste de la connaissance.
Pensée philosophique : l’empirisme lockien
Critique des idées innées
Dans l’Essai sur l’entendement humain (1690), Locke développe une critique radicale de la théorie des idées innées. Il affirme que l’esprit humain est à la naissance une “table rase” (tabula rasa) :
“Supposons donc que l’esprit soit, comme nous le disons, du papier blanc, vierge de tout caractère, sans aucune idée. Comment se fait-il qu’il en ait ? D’où vient qu’il possède cette vaste provision que l’imagination active et illimitée de l’homme a peinte sur lui avec une variété presque infinie ? D’où puise-t-il tous les matériaux de la raison et de la connaissance ? À cela je réponds en un mot : de l’expérience.”
Les deux sources de la connaissance
Pour Locke, toute connaissance dérive de deux sources :
1. La sensation (sensation)
La sensation nous fournit les idées des objets extérieurs par l’intermédiaire de nos sens. Elle nous donne accès aux qualités primaires (étendue, figure, mouvement) et aux qualités secondaires (couleur, son, goût).
2. La réflexion (reflection)
La réflexion nous fournit les idées des opérations de notre propre esprit. Elle nous permet de connaître nos pensées, nos volitions, nos sentiments.
Les idées simples et complexes
Locke distingue deux types d’idées :
- Idées simples : Éléments de base de la connaissance, reçus passivement par l’esprit
- Idées complexes : Constructions de l’esprit formées par la combinaison d’idées simples
Cette distinction structure sa théorie de la connaissance et influence sa conception de la politique.
Pensée politique : le contrat social et les droits naturels
L’état de nature
Contrairement à Thomas Hobbes, Locke décrit un état de nature relativement pacifique, gouverné par la loi de nature. Dans cet état :
- Égalité naturelle : Tous les hommes sont égaux par nature
- Liberté naturelle : Chacun dispose de sa personne et de ses biens
- Droits naturels : Vie, liberté, propriété sont des droits inaliénables
- Loi de nature : Chacun a le droit de punir les violations de cette loi
Les droits naturels
Locke identifie trois droits naturels fondamentaux :
1. Droit à la vie
Chaque individu a un droit inaliénable à la préservation de sa vie, qui ne peut être violé par autrui.
2. Droit à la liberté
Chaque individu a le droit de disposer de sa personne et de ses actions, dans les limites de la loi de nature.
3. Droit à la propriété
Chaque individu a le droit d’acquérir et de posséder des biens par son travail.
Le contrat social
Pour Locke, le passage de l’état de nature à la société civile s’effectue par un contrat social qui a pour but de mieux protéger les droits naturels. Ce contrat se caractérise par :
- Consentement mutuel : Les individus acceptent librement de former une société
- Délégation limitée : Ils ne transfèrent que les pouvoirs nécessaires à la protection de leurs droits
- Gouvernement limité : Le pouvoir politique est soumis à des limites strictes
- Droit de résistance : Le peuple conserve le droit de résister à la tyrannie
La séparation des pouvoirs
Locke préconise une séparation des pouvoirs entre :
- Pouvoir législatif : Établit les lois pour le bien commun
- Pouvoir exécutif : Applique les lois et gère les affaires courantes
- Pouvoir fédératif : Gère les relations extérieures
Cette distinction préfigure la théorie de la séparation des pouvoirs développée par Montesquieu.
Théorie de la propriété
L’appropriation par le travail
Locke développe une théorie originale de l’appropriation dans le chapitre V du Second Traité. Pour lui, la propriété s’acquiert par le travail :
“Quoique la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent en commun à tous les hommes, cependant chaque homme a une propriété en sa propre personne ; sur celle-ci, personne n’a de droit que lui-même. Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, nous pouvons dire qu’ils lui appartiennent en propre.”
Les conditions de l’appropriation
L’appropriation légitime est soumise à deux conditions :
1. Condition de travail
Il faut que l’individu ait mêlé son travail à la nature pour s’approprier légitimement un bien.
2. Condition de non-gaspillage
Il ne faut pas laisser les biens se gâter inutilement. Cette condition est levée avec l’invention de la monnaie.
L’invention de la monnaie et l’accumulation
L’introduction de la monnaie permet l’accumulation illimitée de richesses, car elle ne se gâte pas. Cette innovation transforme profondément la société et ouvre la voie à l’économie de marché moderne.
Equité et prédation chez Locke
L’équité lockienne : fondements et principes
Locke fonde sa conception de l’équité sur les droits naturels inaliénables. Pour lui, l’équité réside dans le respect de l’égalité naturelle et des droits fondamentaux de chaque individu.
Les fondements de l’équité
L’équité lockienne repose sur plusieurs principes :
- Égalité naturelle : Tous les hommes naissent libres et égaux
- Droits inaliénables : Vie, liberté et propriété sont des droits naturels
- Consentement : Nul ne peut être subordonné à autrui sans son accord
- Protection universelle : La loi doit garantir ces droits pour tous
L’équité dans le contrat social
Le contrat social lockien vise à instituer un gouvernement équitable qui :
- Protège les droits naturels de tous les citoyens
- Assure l’égalité devant la loi
- Limite le pouvoir politique pour éviter l’arbitraire
- Permet la résistance à la tyrannie
La tension équité/prédation
Locke introduit une tension fondamentale entre ses principes d’équité et certaines implications de sa théorie de la propriété.
La justification de l’appropriation
Locke justifie l’appropriation privée par le travail :
- Le travail mêlé à la nature crée la propriété légitime
- Chacun a droit aux fruits de son travail
- L’accumulation est permise tant qu’elle ne gaspille pas
L’accumulation illimitée
Avec l’invention de la monnaie, Locke légitime l’accumulation illimitée :
- La monnaie ne se gâte pas, levant la condition de non-gaspillage
- L’accumulation devient théoriquement illimitée
- Cette logique ouvre la voie à des inégalités extrêmes
Les implications prédatrices
Cette théorie peut justifier des formes de prédation économique :
- Accumulation primitive : Appropriation des terres communes
- Exploitation du travail : Inégalités dans l’accès aux ressources
- Concentration de la richesse : Création d’oligarchies économiques
Locke et le contexte colonial
Implication dans le colonialisme
Locke a été directement impliqué dans des pratiques coloniales :
- Actionnaire de compagnies coloniales : Participation aux bénéfices de l’exploitation
- Rédaction des Constitutions de la Caroline (1669) : Cadre légal tolérant l’esclavage
- Justification de l’appropriation des terres : Théorie utilisée pour légitimer la colonisation
La contradiction fondamentale
Cette implication révèle une contradiction majeure :
- Principe d’équité : Tous les hommes sont égaux par nature
- Pratique coloniale : Participation à l’exploitation et à l’esclavage
- Justification théorique : La théorie de la propriété légitime l’appropriation des terres “vacantes”
Critiques contemporaines
L’équité formelle vs l’équité réelle
Les critiques soulignent que l’équité lockienne reste formelle :
- Égalité juridique : Tous sont égaux devant la loi
- Inégalités réelles : Les conditions matérielles créent des inégalités de fait
- Reproduction sociale : Les privilèges se transmettent de génération en génération
Le paradoxe de la propriété
La théorie lockienne de la propriété crée un paradoxe :
- Justification initiale : Le travail crée la propriété légitime
- Accumulation : La monnaie permet l’accumulation sans travail
- Héritage : La propriété se transmet sans travail des héritiers
Influence et postérité
Impact sur les Lumières
Locke exerce une influence majeure sur le siècle des Lumières :
- Voltaire : Popularise ses idées en France
- Montesquieu : Développe sa théorie de la séparation des pouvoirs
- Diderot et d’Alembert : Intègrent ses concepts dans l’Encyclopédie
Influence sur la Révolution américaine
Les idées de Locke inspirent directement les Pères fondateurs :
- Déclaration d’indépendance (1776) : “Life, Liberty and the pursuit of Happiness”
- Constitution américaine : Séparation des pouvoirs et droits fondamentaux
- Bill of Rights : Protection des libertés individuelles
Influence sur la Révolution française
Locke influence également la Révolution française :
- Déclaration des droits de l’homme (1789) : Droits naturels et inaliénables
- Constitution de 1791 : Séparation des pouvoirs
- Théorie du contrat social : Légitimité du pouvoir politique
Postérité philosophique
Locke marque durablement la philosophie moderne :
- Empirisme : Influence sur Berkeley, Hume, et l’empirisme britannique
- Libéralisme politique : Fondement du libéralisme classique
- Théorie de la connaissance : Débat entre empirisme et rationalisme
Œuvres principales
Essai sur l’entendement humain (1690)
Œuvre fondatrice de l’empirisme moderne, où Locke développe sa théorie de la connaissance basée sur l’expérience.
Deux traités du gouvernement civil (1689)
- Premier traité : Critique de la théorie du droit divin des rois
- Second traité : Théorie du contrat social et des droits naturels
Lettre sur la tolérance (1689)
Défense de la liberté religieuse et de la séparation de l’Église et de l’État.
Quelques pensées sur l’éducation (1693)
Réflexions sur l’éducation des enfants, influencées par sa théorie empiriste.
Critiques et controverses
Critiques contemporaines
Marx et la critique de la propriété
Karl Marx critique la théorie lockienne de la propriété :
- Accumulation primitive : La propriété privée résulte de l’expropriation
- Exploitation : Le capitalisme exploite le travail des ouvriers
- Fausse conscience : L’idéologie libérale masque les rapports de domination
Les critiques féministes
Les féministes soulignent les limites de l’universalisme lockien :
- Exclusion des femmes : Les droits naturels ne s’appliquent qu’aux hommes
- Sphère privée : La famille reste en dehors du contrat social
- Travail domestique : Non reconnu dans la théorie de la propriété
Débats contemporains
Libéralisme vs communautarisme
Le débat oppose :
- Libéraux : Défendent l’individualisme lockien
- Communautariens : Critiquent l’atomisme social de Locke
Droits naturels vs droits positifs
La question oppose :
- Droits naturels : Inaliénables et universels
- Droits positifs : Créés par la société et l’histoire
Actualité de Locke
Locke reste une référence centrale dans les débats contemporains sur :
- Les droits de l’homme : Universalité et particularisme
- La démocratie libérale : Limites et possibilités
- La justice sociale : Égalité formelle vs égalité réelle
- La propriété : Droits individuels vs biens communs
Son œuvre continue de structurer les réflexions sur la légitimité du pouvoir politique et les fondements de la société moderne.