Pierre Kropotkine
Pierre Kropotkine (1842-1921) est un prince russe, géographe, zoologiste et théoricien anarchiste. Il développe la théorie de l'entraide comme facteur d'évolution et s'oppose au darwinisme social.
Pierre Kropotkine (1842-1921), géographe et penseur politique russe, est l’une des grandes figures du mouvement anarchiste. Issu de l’aristocratie russe, il renonce à ses privilèges après avoir observé la misère paysanne et les inégalités du système tsariste. Exilé en Europe occidentale (notamment en Suisse, en France et en Angleterre), il participe activement aux débats socialistes et anarchistes de la fin du XIXe siècle.
Le contexte est marqué par :
- l’essor du capitalisme industriel et la montée des inégalités sociales,
- les révolutions de 1848 et la Commune de Paris (1871) qui nourrissent l’imaginaire révolutionnaire,
- le darwinisme social et les lectures concurrentes de l’évolution, qui alimentent les débats sur la coopération et la compétition dans la nature et la société.
Ses idées centrales
1. L’entraide comme loi de la nature et de la société
Dans L’entraide, un facteur de l’évolution (1902), Kropotkine s’oppose à l’interprétation darwinienne centrée sur la lutte pour la survie. Il soutient que la coopération est une force évolutive essentielle, observable aussi bien chez les animaux que dans les sociétés humaines (guildes, communes, coopératives paysannes).
2. L’anarchisme communiste
Dans La conquête du pain (1892), Kropotkine développe un programme d’anarchisme communiste :
- abolition de la propriété privée des moyens de production,
- mise en commun des ressources et des produits,
- organisation libre et fédérative de la société,
- rejet de l’État, vu comme instrument de domination et de centralisation coercitive.
3. La géographie et la décentralisation
Kropotkine, géographe reconnu (il publie dans Nature et participe à la Société géographique de Russie), propose une vision décentralisée de l’organisation territoriale. Il insiste sur l’importance des communes rurales, de la diversité des environnements et des économies locales pour contrer la centralisation industrielle et urbaine.
4. La critique du pouvoir et de la compétition
Il s’oppose à :
- l’État, considéré comme prédateur et destructeur d’initiatives collectives,
- le capitalisme, accusé de transformer la coopération en concurrence destructrice,
- le marxisme autoritaire, qu’il critique pour son étatisme et son centralisme.
Arguments majeurs
- La solidarité n’est pas une utopie morale mais un fait biologique, anthropologique et historique.
- L’histoire humaine regorge d’exemples d’auto-organisation égalitaire : communes médiévales, coopératives, formes de justice coutumière.
- Le progrès social n’est pas l’œuvre de l’État ou des élites mais de l’initiative populaire.
Ses influences
Les idées de Kropotkine ne naissent pas en vase clos. Il s’appuie sur plusieurs courants intellectuels, figures et expériences historiques :
1. Les sciences naturelles et l’évolution
- Charles Darwin, L’Origine des espèces (1859) : bien qu’il rejette l’interprétation compétitive donnée par certains disciples, Kropotkine reconnaît l’importance des théories darwiniennes.
- Karl Ernst von Baer (1792-1876), embryologiste russe, qui insistait sur l’importance de l’observation des processus de développement dans la nature.
- Les lectures de Thomas Huxley et Herbert Spencer – souvent en désaccord avec lui – lui ont fourni le cadre polémique contre lequel construire L’entraide, un facteur de l’évolution (1902).
2. Les traditions anarchistes et socialistes
- Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) : premier à se revendiquer « anarchiste », il a marqué Kropotkine par ses critiques de la propriété (Qu’est-ce que la propriété ?, 1840).
- Michel Bakounine (1814-1876) : figure centrale de l’anarchisme révolutionnaire, dont l’anticentralisme et l’insistance sur l’action directe ont influencé Kropotkine.
- Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), par son appel au contrat social et son idéal de société égalitaire, bien que Kropotkine refuse l’idée d’un contrat imposé par un État.
3. Les expériences historiques et populaires
- Les communes médiévales d’Europe : Kropotkine y voit un exemple de fédéralisme décentralisé et d’entraide institutionnalisée (L’Entraide, chapitres sur le Moyen Âge).
- La Commune de Paris (1871) : expérience politique décisive, symbole de l’auto-organisation populaire sans État centralisé.
- Les structures villageoises russes (mir) : communautés paysannes fonctionnant par solidarité et gestion collective, observées directement par Kropotkine dans sa jeunesse.
4. Les courants intellectuels plus larges
- La géographie scientifique : Alexandre von Humboldt (1769-1859) et Carl Ritter (1779-1859) ont inspiré sa démarche de géographe attentif aux interactions entre milieu, société et organisation politique.
- Le socialisme utopique (Fourier, Owen) : même s’il critique leur manque de réalisme révolutionnaire, Kropotkine partage leur aspiration à une société égalitaire fondée sur l’entraide.
Ses opposants et critiques
- Darwiniens sociaux (Herbert Spencer, Thomas Huxley) : ils défendent la compétition comme moteur de l’évolution et du progrès.
- Marxistes (notamment Lénine) : ils accusent l’anarchisme de naïveté et de manque de stratégie révolutionnaire centralisée.
- Étatiques réformateurs : hostiles à la suppression de l’État, ils jugent irréaliste la confiance totale dans l’auto-organisation.
- Certains scientifiques contemporains l’ont accusé de projeter des idéaux politiques sur la nature.
Postérité et héritage
- Ses travaux sur l’entraide anticipent des recherches modernes en biologie, anthropologie et sociologie (coopération, mutualisme, théorie des communs).
- Dans les mouvements anarchistes, il reste une référence majeure, aux côtés de Mikhaïl Bakounine et Proudhon.
- Ses critiques de la centralisation et de l’industrialisme trouvent des échos dans les pensées écologistes et décentralistes du XXe et XXIe siècles.
Références pour approfondir
- Pierre Kropotkine, La conquête du pain (1892).
- Pierre Kropotkine, L’entraide, un facteur de l’évolution (1902).
- Pierre Kropotkine, Champs, usines et ateliers (1899).
- Caroline Cahm, Kropotkin and the Rise of Revolutionary Anarchism, 1872–1886 (Cambridge University Press, 1989).
- George Woodcock & Ivan Avakumović, The Anarchist Prince: A Biographical Study of Peter Kropotkin (Twayne Publishers, 1950).
- Brian Morris, Kropotkin: The Politics of Community (Humanity Books, 2004).
- Daniel Colson, Petit lexique philosophique de l’anarchisme (Le Livre de Poche, 2001).