Aequitas et Praedatio
Equité — Aequitas et Praedatio

Equité

L'équité désigne une idée de justice fondée sur l'équilibre, l'impartialité et l'adaptation des règles à chaque situation particulière, permettant de corriger la rigidité de la loi positive.

Définition générale

L’équité constitue l’un des concepts centraux de la philosophie morale et politique occidentale. Elle désigne une forme de justice qui va au-delà de l’application mécanique de la loi, en tenant compte des circonstances particulières et en visant un équilibre juste entre les parties. L’équité permet de corriger les insuffisances de la justice légale en adaptant le jugement aux spécificités de chaque situation.

Le terme “équité” provient du latin aequitas, dérivé de aequus qui signifie “égal”, “équilibré”, puis “impartial”. Dans son usage latin classique, aequitas désigne :

  • L’égalité : principe d’équilibre entre les parties
  • L’équilibre moral : harmonie dans les relations humaines
  • L’esprit de justice : disposition à rendre à chacun son dû
  • La juste proportion : adaptation aux circonstances particulières

Le concept trouve ses racines dans la pensée grecque antique, notamment chez Aristote, qui établit la distinction fondamentale entre justice légale et équité dans l’Éthique à Nicomaque.

L’équité se distingue de la justice stricte par plusieurs traits caractéristiques :

  • Flexibilité contextuelle: L’équité adapte l’application des règles aux circonstances particulières, reconnaissant que la loi générale ne peut prévoir tous les cas de figure.
  • Impartialité: L’équité exige de traiter chaque situation avec objectivité, sans favoritisme ni préjugés, en considérant uniquement les mérites du cas.
  • Proportionnalité: L’équité vise un équilibre juste entre les parties, en tenant compte de leurs situations respectives et de leurs besoins.
  • Correction de la loi: L’équité permet de corriger les insuffisances ou les rigidités de la loi positive lorsque son application stricte produirait une injustice.

L’équité dans l’Antiquité : la fondation aristotélicienne

Aristote établit dans l’Éthique à Nicomaque la distinction fondamentale qui structure encore aujourd’hui la pensée occidentale sur l’équité. Pour le philosophe grec, il existe deux formes de justice :

La justice légale (dikaiosunê nomikê) correspond à l’application stricte de la loi positive. Elle vise l’universalité et la généralité, mais peut produire des injustices dans des cas particuliers.

L’équité (epieikeia), que Aristote appelle epieikeia, constitue une forme supérieure de justice qui corrige les insuffisances de la loi générale.

“L’équitable, tout en étant juste, est supérieur à une certaine sorte de justice, mais non pas à la justice absolue, mais à l’erreur due à l’universalité de la loi.”

Pour Aristote, l’équité remplit une fonction essentielle de correction :

  • Correction de la généralité : La loi, par nature générale, ne peut prévoir tous les cas particuliers
  • Adaptation aux circonstances : L’équité permet de tenir compte des spécificités de chaque situation
  • Poursuite de l’intention du législateur : L’équité cherche à appliquer l’esprit plutôt que la lettre de la loi

L’équité n’est pas seulement un principe juridique, mais également une vertu morale qui caractérise l’homme de bien. Elle implique :

  • La prudence : capacité à discerner le juste dans chaque situation
  • La tempérance : modération dans l’application des règles
  • La sagesse pratique : aptitude à adapter les principes généraux aux cas concrets

L’équité dans la pensée médiévale : la systématisation thomiste

Thomas d’Aquin reprend et développe la théorie aristotélicienne de l’équité dans la Somme théologique. Il intègre cette conception dans le cadre de la pensée chrétienne, créant une synthèse entre la philosophie grecque et la théologie chrétienne.

Pour Thomas d’Aquin, l’équité constitue une forme de justice supérieure qui :

  • Corrige la loi humaine : L’équité permet de dépasser les limitations de la législation positive
  • Se réfère à la loi naturelle : L’équité trouve son fondement dans les principes de la loi naturelle
  • Manifeste la charité : L’équité exprime l’amour du prochain et la miséricorde

Thomas d’Aquin établit une hiérarchie des lois qui structure sa conception de l’équité :

  1. Loi éternelle : Sagesse divine qui gouverne l’univers
  2. Loi naturelle : Participation de la créature rationnelle à la loi éternelle
  3. Loi humaine : Application de la loi naturelle aux situations concrètes
  4. Loi divine : Révélation divine (Ancien et Nouveau Testament)

L’équité permet de corriger la loi humaine lorsqu’elle s’écarte de la loi naturelle ou divine.

L’équité moderne : Locke, Rousseau et les Lumières

L’équité et les droits naturels chez Locke

John Locke développe une conception de l’équité fondée sur les droits naturels dans le Second Traité du gouvernement civil. Pour Locke :

L’état de nature et l’équité

Dans l’état de nature, l’équité se manifeste par :

  • L’égalité naturelle : Tous les hommes sont égaux par nature
  • Les droits inaliénables : Vie, liberté, propriété
  • La loi de nature : Chacun a le droit de punir les violations de la loi naturelle

L’équité dans la société civile

L’établissement de la société civile ne supprime pas l’équité, mais la transfère :

  • Au gouvernement : qui doit protéger les droits naturels
  • Au peuple : qui conserve le droit de résistance en cas de tyrannie

L’équité et la volonté générale chez Rousseau

Jean-Jacques Rousseau repense l’équité dans le cadre de la démocratie moderne dans Du contrat social.

L’équité comme expression de la volonté générale

Pour Rousseau, l’équité véritable ne peut émaner que de la volonté générale :

  • Universalité : La volonté générale vise l’intérêt commun
  • Impartialité : Elle ne privilégie aucun intérêt particulier
  • Légitimité : Elle constitue le seul fondement légitime de la loi

L’équité contre l’arbitraire

Rousseau distingue l’équité de l’arbitraire :

  • L’équité : Application juste des lois générales
  • L’arbitraire : Décision particulière non fondée sur la loi générale

Les Lumières et l’universalisation de l’équité

Le siècle des Lumières généralise l’idée d’équité :

  • Universalité : L’équité s’applique à tous les hommes
  • Rationalité : Elle se fonde sur la raison plutôt que sur la tradition
  • Émancipation : Elle vise la libération de l’homme des préjugés et de l’oppression

L’équité contemporaine : Rawls et la justice comme équité

La révolution rawlsienne

John Rawls révolutionne la pensée contemporaine sur l’équité avec sa Théorie de la justice (1971). Il propose une conception de la “justice comme équité” qui renouvelle profondément le concept.

La position originelle et le voile d’ignorance

Rawls imagine une situation hypothétique, la “position originelle”, dans laquelle des individus rationnels choisiraient les principes de justice qui régiront leur société. Ces individus sont placés derrière un “voile d’ignorance” qui les empêche de connaître :

  • Leur position sociale future
  • Leurs talents et capacités naturelles
  • Leurs conceptions du bien
  • Les circonstances particulières de leur société

Les deux principes de justice

Dans cette situation, Rawls affirme que les individus choisiraient deux principes de justice :

Premier principe : égalité des libertés

“Chaque personne a un droit égal à un système pleinement adéquat de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système de libertés pour tous.”

Deuxième principe : égalité des chances et différence

“Les inégalités sociales et économiques doivent satisfaire deux conditions : elles doivent être attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous dans des conditions d’égalité équitable des chances, et elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société.”

L’équité procédurale pure

Rawls distingue trois types d’équité procédurale :

  1. Équité procédurale parfaite : Il existe un critère indépendant du résultat et une procédure qui garantit ce résultat
  2. Équité procédurale imparfaite : Il existe un critère indépendant mais aucune procédure ne peut le garantir
  3. Équité procédurale pure : Il n’existe pas de critère indépendant du résultat, seule la procédure détermine la justice

La justice comme équité relève de l’équité procédurale pure.

Critiques et développements

Les critiques libertariennes

Robert Nozick critique la théorie rawlsienne dans Anarchie, État et Utopie (1974) :

  • L’équité rawlsienne viole les droits de propriété
  • La redistribution est injuste car elle traite les individus comme des moyens
  • L’État doit se limiter à la protection des droits naturels

Les critiques communautariennes

Michael Sandel et Alasdair MacIntyre critiquent l’individualisme rawlsien :

  • L’individu rawlsien est désincarné et a-historique
  • L’équité doit tenir compte des appartenances communautaires
  • La justice ne peut être séparée des conceptions du bien

Les développements féministes

Susan Moller Okin et Martha Nussbaum développent une approche féministe de l’équité :

  • L’équité doit prendre en compte les inégalités de genre
  • La justice doit s’étendre à la sphère privée
  • L’équité exige la reconnaissance des vulnérabilités spécifiques

Types d’équité et applications pratiques

Équité procédurale vs équité substantielle

Équité procédurale

L’équité procédurale concerne la justesse des processus de décision :

  • Impartialité : absence de conflits d’intérêts
  • Transparence : clarté des règles et procédures
  • Participation : possibilité pour les parties d’être entendues
  • Cohérence : application uniforme des règles

Équité substantielle

L’équité substantielle concerne la justesse des résultats :

  • Proportionnalité : adéquation entre les moyens et les fins
  • Égalité : traitement égal des cas similaires
  • Besoins : prise en compte des situations particulières
  • Mérite : reconnaissance des contributions individuelles

Applications dans le droit

Équité en droit civil

  • Clause d’équité : correction des contrats léonins
  • Révision pour imprévision : adaptation aux changements de circonstances
  • Enrichissement sans cause : correction des déséquilibres injustifiés

Équité en droit pénal

  • Circonstances atténuantes : adaptation de la peine aux circonstances
  • Excuses légales : prise en compte des situations exceptionnelles
  • Mesures alternatives : solutions adaptées aux cas particuliers

Équité en droit administratif

  • Principe de proportionnalité : adéquation entre les moyens et les fins
  • Égalité devant le service public : traitement uniforme des usagers
  • Adaptation aux situations particulières : prise en compte des cas d’espèce

Applications en économie

Équité distributive

  • Redistribution : correction des inégalités de revenus
  • Services publics : accès égal aux biens essentiels
  • Fiscalité progressive : contribution selon les capacités

Équité procédurale en économie

  • Concurrence loyale : règles du jeu équitables
  • Transparence des marchés : information accessible à tous
  • Régulation : protection contre les abus de position dominante

Défis contemporains et critiques

Équité vs égalité

Le débat contemporain

La distinction entre équité et égalité structure les débats politiques contemporains :

  • Égalité : traitement identique de tous
  • Équité : traitement adapté aux besoins et mérites

Applications pratiques

  • Discrimination positive : favoriser les groupes défavorisés
  • Quotas : assurer la représentation de tous les groupes
  • Aide sociale : cibler les plus nécessiteux

L’équité intergénérationnelle

Le défi environnemental

L’équité intergénérationnelle pose la question de la justice entre générations :

  • Développement durable : préserver les ressources pour les générations futures
  • Dette publique : éviter de léguer des dettes excessives
  • Changement climatique : responsabilité des générations actuelles

L’équité dans la mondialisation

Inégalités globales

La mondialisation pose de nouveaux défis à l’équité :

  • Inégalités Nord-Sud : disparités de développement
  • Délocalisations : impact sur les travailleurs des pays développés
  • Gouvernance mondiale : représentation équitable des États

Critiques du concept d’équité

Relativisme culturel

Certains critiques remettent en question l’universalité de l’équité :

  • Diversité culturelle : conceptions différentes de la justice
  • Particularisme : chaque culture a ses propres critères
  • Impérialisme culturel : imposition d’une conception occidentale

Déterminisme social

Les approches critiques soulignent les déterminismes sociaux :

  • Reproduction sociale : l’équité formelle masque les inégalités réelles
  • Structures de pouvoir : l’équité sert les intérêts dominants
  • Fausse conscience : l’équité légitime l’ordre existant

Actualité du concept

L’équité reste un concept central des débats contemporains sur la justice sociale, l’organisation politique et les relations internationales. Elle continue de structurer les réflexions sur :

  • La justice sociale : redistribution et égalité des chances
  • La démocratie : participation et représentation équitables
  • Les droits de l’homme : universalité et particularisme
  • Le développement : équité entre nations et générations

Le concept d’équité, de sa formulation aristotélicienne à ses développements contemporains, conserve sa pertinence pour penser les défis de la justice dans un monde complexe et diversifié.

Références

  • Aristote. Éthique à Nicomaque. IVe siècle av. J.-C.
  • Thomas d’Aquin. Somme théologique. 1265-1274.
  • Locke, John. Second Traité du gouvernement civil. 1690.
  • Rousseau, Jean-Jacques. Du contrat social. 1762.
  • Rawls, John. Théorie de la justice. 1971.
  • Nozick, Robert. Anarchie, État et Utopie. 1974.
  • Sandel, Michael. Le libéralisme et les limites de la justice. 1982.
  • Nussbaum, Martha. Frontiers of Justice. 2006.

Sources

Références

John Locke

Référencé par

John Locke , Les Six Livres de la République

Chronologie détaillée

350 av. J.-C.Fondation aristotélicienne de l'équité
Aristote établit dans l'Éthique à Nicomaque la distinction fondamentale entre justice légale et équité, fondement de la pensée occidentale sur la justice.
1265Systématisation thomiste de l'équité
Thomas d'Aquin développe une théorie complète de l'équité dans la Somme théologique, intégrant la tradition aristotélicienne à la pensée chrétienne.
1690Équité et droits naturels chez Locke
John Locke développe une conception de l'équité fondée sur les droits naturels dans le Second Traité du gouvernement civil.
1762Équité et volonté générale chez Rousseau
Jean-Jacques Rousseau repense l'équité dans le cadre de la volonté générale et de la démocratie dans Du contrat social.
1971Théorie de la justice de Rawls
John Rawls publie A Theory of Justice et révolutionne la pensée contemporaine sur l'équité avec sa théorie de la justice comme équité.