Emmanuel-Joseph Sieyès
Emmanuel‑Joseph Sieyès (1748‑1836), prêtre et théoricien majeur de 1789, est l’auteur de Qu’est‑ce que le Tiers état ?, pamphlet qui substitue la Nation aux ordres et fonde la légitimité moderne. Député du Tiers, artisan de l’Assemblée nationale, il défend le gouvernement représentatif, le veto royal suspensif et surtout la distinction pouvoir constituant / pouvoirs constitués, matrice du droit public contemporain. À la Convention, il vote la mort du roi (la formule « la mort, sans phrases » lui est discutablement attribuée). Architecte du 18 Brumaire, il propose un exécutif encadré (Grand Électeur) et un jury constitutionnaire que Bonaparte écarte, reléguant Sieyès au Sénat. Influencé par Locke, Rousseau, Montesquieu et les physiocrates, opposé aux monarchiens et contesté par les jacobins, il assume un libéralisme institutionnel élitiste (suffrage censitaire). Son héritage : souveraineté nationale, représentation, garantie de la Constitution—piliers des régimes contemporains.
Emmanuel‑Joseph Sieyès naît le 3 mai 1748 à Fréjus (Provence) dans une famille roturière de petite bourgeoisie administrative. Son père, Honoré Sieyès, est receveur des droits royaux et maître de poste de la ville ; sa mère, Anne‑Antoinette Foin, tient le foyer. La famille n’appartient ni à la noblesse d’épée ni de robe ; cette position médiane — assez instruite, mais tenue à l’écart des privilèges — façonne la sensibilité de Sieyès à l’injustice des ordres et au verrouillage corporatif de l’Ancien Régime. Il meurt à Paris le 20 juin 1836.
Parcours éducatif
D’abord formé dans des collèges provinciaux (notamment chez les Doctrinaires), il monte à Paris au séminaire de Saint‑Sulpice puis à la Sorbonne, où il est ordonné prêtre au début des années 1770. Son cursus ecclésiastique s’accompagne d’une solide culture philosophique et économique : il lit Locke et Hume, les Lumières françaises (Voltaire, Diderot, Rousseau), et suit de près les physiocrates (Quesnay, Turgot). De Montesquieu, il retient l’exigence d’institutions rationnellement ordonnées, mais il se méfie d’un fétichisme des « pouvoirs intermédiaires » qui figerait les privilèges. Cette double socialisation — théologique et rationaliste — le conduit à penser la souveraineté en termes juridiques et non théologiques.
Carrière
Clergé et administration d’Ancien Régime (1770‑1788). Après quelques années comme secrétaire d’évêque (Tréguier), il devient vicaire général à Chartres, chanoine puis chancelier du diocèse. Ces charges, classiques pour un ecclésiastique méritant, lui donnent une connaissance intime des rouages administratifs et des résistances des corps privilégiés.
Entrée en politique (1788‑1789). En 1788, Sieyès publie Essai sur les privilèges, puis, en janvier 1789, Qu’est‑ce que le Tiers état ? — pamphlet fulgurant qui le propulse au premier plan. Élu député du Tiers de Paris aux États généraux, il joue un rôle décisif dans la transformation du Tiers en Assemblée nationale (17 juin 1789), moment fondateur du transfert de la souveraineté du roi vers la Nation représentée.
Constituante (1789‑1791). Membre actif des débats, il défend un veto royal seulement suspensif, rejette le bicamérisme, promeut un gouvernement représentatif clairement séparé de l’exécutif, et formalise une distinction qui fera école : pouvoir constituant (la Nation, source) vs pouvoirs constitués (les institutions, simples délégataires). Il contribue aux textes de 1789 (notamment sur l’architecture constitutionnelle) et à l’esprit de la Constitution de 1791.
Convention nationale (1792‑1795). Élu à la Convention, il vote la mort de Louis XVI. La formule « la mort, sans phrases » lui est souvent attribuée, mais son authenticité demeure discutée. Réservé pendant la Terreur, il retrouve un rôle après Thermidor et préside brièvement la Convention en 1795.
Directoire et diplomatie (1795‑1799). Sous le Directoire, il représente la République à Berlin (1798), puis devient Directeur au printemps 1799. Convaincu qu’il faut refonder l’exécutif, il prépare un projet institutionnel très élaboré, cherchant un équilibre entre efficacité et contrôle juridique.
18 Brumaire et Consulat (1799‑1804). Artisan du coup d’État du 18 Brumaire avec Bonaparte et Ducos, Sieyès propose une Constitution novatrice : un Grand Électeur cérémoniel, des consuls chargés du gouvernement, et un jury constitutionnaire chargé d’arbitrer les conflits de constitutionnalité. Bonaparte écarte l’architecture de Sieyès, concentre les pouvoirs dans le Consulat et relègue l’abbé au Sénat conservateur. Le « jury constitutionnaire » n’est pas retenu, mais l’idée d’un organe gardien de la Constitution réapparaîtra plus tard sous d’autres formes.
Empire, Restauration, retour (1804‑1836). Sous l’Empire, Sieyès siège au Sénat et s’éloigne de la scène active. Régicide, il est proscrit en 1815 puis s’exile. La monarchie de Juillet (1830) lui permet un retour en France. Il meurt en 1836, retiré et désormais figure quasi canonique du constitutionnalisme français.
Finances — de quoi vivait‑il ?
- Avant 1789 : ses revenus proviennent d’offices ecclésiastiques (canonicats, charges diocésaines), c’est‑à‑dire de bénéfices attachés à ses fonctions.
- Après 1799 : Sieyès vit surtout des dotations et traitements liés au Sénat conservateur et des rentes associées à ses services rendus au régime. Il reçoit un domaine national (Crosne) au moment de sa mise à l’écart au Sénat. Après 1830, ses droits sont en grande partie confirmés, et il finit ses jours avec des revenus honorables mais sans faste.
Remarque : plutôt que l’image d’un « idéologue désintéressé », c’est celle d’un serviteur‑juriste du nouvel ordre, rétribué par les mécanismes ordinaires de la Révolution puis de l’Empire, qui correspond le mieux à sa trajectoire matérielle.
Idées et arguments
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La Nation, sujet de droit public. La souveraineté réside dans la Nation — non dans le monarque, ni dans une volonté générale exerçable en permanence par le peuple. La Nation est un corps abstrait, antérieur et supérieur à toutes les fonctions de gouvernement ; elle constitue le pouvoir, elle ne le gère pas.
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Le gouvernement représentatif. Le peuple ne gouverne pas directement ; il délègue à des représentants choisis le soin de faire la loi. Sieyès assume une défiance envers la démocratie directe : gouverner exige temps, compétence, stabilité ; le rôle du citoyen est de choisir, contrôler, renouveler.
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Pouvoir constituant / pouvoirs constitués. Distinction cardinale : le pouvoir constituant (la Nation) crée la Constitution ; les pouvoirs constitués (législatif, exécutif, judiciaire) exercent dans ses bornes. Aucune institution ne peut se dire supérieure à la Constitution.
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Architecture des pouvoirs.
- Monocaméralisme de principe à la Constituante, par crainte d’un Sénat aristocratique ;
- Veto royal suspensif (non absolu) pour éviter le blocage monarchique ;
- Idée d’un organe de garantie (plus tard : jury constitutionnaire) pour veiller à la conformité des actes à la Constitution.
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Citoyenneté et suffrage. Il admet une distinction entre citoyens « actifs » et « passifs » (suffrage censitaire) dans la phase 1789‑1791, considérant que la contribution et l’indépendance économique favorisent une représentation responsable. Cette position, typique d’une partie des libéraux de 1789, lui vaudra des critiques durables.
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Économie et société. Sensible aux physiocrates, il valorise la propriété, le travail productif et le libre jeu des intérêts au sein d’un cadre légal rationnel. L’abolition des privilèges corporatifs et fiscaux est pour lui la condition première d’un ordre social juste.
Travaux, œuvres, publications et projets
- Essai sur les privilèges (1788) : dénonciation systématique des exemptions et monopoles d’Ancien Régime.
- Qu’est‑ce que le Tiers état ? (janvier 1789) : manifeste structuré par la triple formule devenue proverbiale (le Tiers est « tout », n’a « rien », il veut « être quelque chose »). Programme : substitution de la Nation aux ordres.
- Vues sur les moyens d’exécution… (1789) : propositions pratiques pour organiser l’État représentatif.
- Préliminaire de la Constitution française (1789) : élaboration doctrinale de la distinction pouvoir constituant/pouvoirs constitués.
- Dire sur le veto royal (septembre 1789) : défense du veto suspensif.
- Textes de la Convention (1793‑1795) : interventions plus limitées ; prise de position lors du procès du roi.
- Projet de 1799 (avant et pendant Brumaire) : plan du Grand Électeur, gouvernement consulaire et jury constitutionnaire ; ces deux derniers termes entreront partiellement, et tempérés, dans la Constitution de l’an VIII.
Opposants et polémiques
- Les monarchiens (Mounier, Lally‑Tollendal, Malouet) : partisans d’un veto royal fort et du bicamérisme ; désaccord structurel avec le projet monocaméral et la doctrine du pouvoir constituant.
- Les jacobins (Robespierre) : hostiles au cens électoral et à l’élitisme représentatif ; Sieyès juge leur démocratie immédiate dangereuse pour la stabilité du droit.
- Bonaparte : divergence stratégique majeure en 1799. Sieyès veut un exécutif « dompté » par des organes de garantie ; Bonaparte impose un exécutif personnel fort. Le projet du grand électeur est balayé.
- Polémiques persistantes :
- « La mort, sans phrases » : attribution fréquente à Sieyès lors du vote de 1793 ; l’historicité exacte de la formule est débattue.
- « Citoyens passifs » : lui vaut l’image d’un libéral oligarchique, davantage attaché à la capacité qu’à l’égalité politique.
- 18 Brumaire : pour ses adversaires, il est l’architecte juridique d’un coup d’État ; pour ses défenseurs, il a voulu empêcher l’effondrement du régime par une rationalisation des pouvoirs.
Ce qui l’a influencé
- Lumières anglaises et françaises : Locke (consentement, représentation), Hume (esprit de système tempéré par l’expérience), Rousseau (primat de la souveraineté, mais rejet de la démocratie directe), Montesquieu (constitutionnalisme, mais sans réhabiliter les privilèges des corps).
- Physiocrates : Quesnay, Turgot — importance de la propriété, de la liberté économique et de l’ordre légal simple.
- Pratique des États et des administrations : la fréquentation des chapitres, des parlements provinciaux et des États locaux nourrit sa critique du corporatisme et des inégalités fiscales.
Ce qu’il a influencé
- La Révolution de 1789 : passage des ordres à la Nation représentée ; invention politique de l’Assemblée nationale.
- La Constitution de 1791 : socle représentatif, veto suspensif, refus d’un Sénat aristocratique.
- Le constitutionnalisme moderne : la distinction pouvoir constituant / pouvoirs constitués deviendra une référence permanente du droit public (elle sera théorisée et reprise au XIXe et XXe siècles par des juristes de traditions différentes).
- La justice constitutionnelle : son idée d’un organe de garantie préfigure, de manière lointaine mais réelle, l’essor ultérieur des cours constitutionnelles et, en France, du Conseil constitutionnel (XXe siècle), même si celui‑ci est né d’une autre matrice historique.
- La pensée libérale‑représentative : Sieyès marque la tradition française d’un libéralisme institutionnel attentif à la souveraineté nationale plutôt que « populaire » au sens de la démocratie directe.
Postérité conceptuelle et débats historiographiques
Sieyès est souvent présenté comme le juriste de la Révolution, celui qui a donné un langage aux ruptures de 1789. Deux débats reviennent :
- Nation vs peuple. A‑t‑il « confisqué » la souveraineté au bénéfice des représentants ? Sa réponse serait que seule la représentation stabilise la volonté collective sans tyrannie ni anarchie.
- L’organe de garantie. Son jury constitutionnaire a‑t‑il vraiment anticipé la justice constitutionnelle moderne ? La filiation est indirecte, mais l’intuition — séparer la création de la Constitution, son application et sa garantie — s’est durablement imposée.
Chronologie éclair
- 1748 : naissance à Fréjus.
- 1770‑1788 : carrière ecclésiastique (Chartres, Tréguier).
- 1788 : Essai sur les privilèges.
- Janvier 1789 : Qu’est‑ce que le Tiers état ?
- 17 juin 1789 : l’Assemblée nationale.
- 1791 : Constitution.
- 1793 : procès de Louis XVI, vote de mort.
- 1795 : présidence de la Convention ; Directoire.
- 1798 : ambassade à Berlin.
- 9‑10 novembre 1799 (18‑19 Brumaire) : coup d’État ; Consulat.
- 1800‑1814 : Sénat conservateur.
- 1815 : proscription ; exil.
- 1830 : retour autorisé.
- 1836 : décès à Paris.
En bref : Sieyès n’est pas le tribun des foules, mais le grammairien du pouvoir moderne. Il a donné à la Révolution un outillage conceptuel — Nation, représentation, pouvoir constituant — sans lequel nos régimes ne se pensent plus. Sa cohérence n’est pas celle du démocrate radical, mais celle du libéral institutionnel, soucieux de faire de la souveraineté un principe juridiquement gouvernable.